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Ce ne furent pas seulement mes perceptions de sidhe-seer qui me réveillèrent en sursaut en me criant qu’une présence faë rôdait dans l’ombre, tout près de moi.
Il y avait un plancher dans ma chambre, et pas de bande d’isolation en bas de la porte. J’avais pris l’habitude de coincer une serviette dans l’interstice – et même plusieurs – que je calais avec une pile de livres consolidée par une chaise et surmontée d’une lampe dont la chute, si quelque monstre s’infiltrait par là, était censée me réveiller afin que j’aie au moins le temps de voir qui m’assassinait.
Cette nuit-là, j’avais oublié d’installer mon système d’alarme.
D’ordinaire, mon premier réflexe en ouvrant les yeux était de m’assurer que mon dispositif en équilibre instable n’avait pas bougé pendant la nuit. C’était ma façon de m’assurer qu’aucune créature ne m’avait rendu de visite nocturne et que je vivrais une nouvelle journée à Dublin, quel qu’en soit l’intérêt par ailleurs. Ce matin-là, deux constatations s’imposèrent à moi. Primo, j’avais oublié de calfeutrer le bas de la porte. Secundo… Je crus que mon cœur s’arrêtait de battre. L’espace sous le battant était noir.
Aussi noir qu’un puits.
La nuit, je laissais les lampes allumées. Non seulement dans ma chambre, mais dans tout le bâtiment, y compris à l’extérieur. Les quatre façades de l’immeuble abritant Barrons – Bouquins & Bibelots étaient équipées de puissants projecteurs destinés à tenir à l’écart les Ombres qui hantaient la Zone fantôme toute proche. La seule fois où Barrons les avait éteints durant la nuit, seize hommes avaient trouvé la mort, juste devant la porte de service située à l’arrière du bâtiment.
Quant à l’intérieur, il était tout aussi soigneusement éclairé, par des spots encastrés dans le plafond et des dizaines de lampes à pied et lampadaires disposés dans les moindres coins et recoins de chaque pièce. Depuis ma rencontre avec le Haut Seigneur, je les laissais tous allumés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, du lundi au dimanche.
Jusqu’à présent, Barrons ne m’avait fait aucune remarque sur la note d’électricité astronomique qu’il allait recevoir. S’il le faisait, je lui répondrais de prélever la somme sur mon compte en banque, ou plutôt sur celui que j’aurais mérité qu’il m’ouvre en remerciement de mes bons et loyaux services en tant que détecteur d’OP. Car ce n’était pas une sinécure d’être utilisée – que dis-je, exploitée ! – pour mes talents de sidhe-seer, qui me permettent de localiser les reliques sacrées des faës, ou Objets de Pouvoir, ou encore OP pour faire bref.
Dans mon nouveau job, le code vestimentaire se résumait à un total look noir assorti de talons aiguilles, un style auquel je n’arrivais pas à m’habituer. Ma préférence allait plutôt aux couleurs pastel et aux tons nacrés. Et je ne vous parle pas des horaires de travail ! Il fallait être debout toute la nuit, hanter des endroits aussi sombres qu’effrayants en jouant les radars psychiques et dérober des objets précieux chez des gens en général très mal lunés. Je songeai que, puisque Barrons puisait sur mon compte pour payer mes repas et mes factures de téléphone, il pourrait m’accorder une prime vestimentaire pour compenser les dégâts qu’avait subis ma garde-robe. Les taches de sang et autres substances verdâtres non identifiées étaient désespérément rebelles aux détergents.
Me tordant le cou, je regardai par la fenêtre. Il pleuvait toujours à verse. Les carreaux étaient sombres et, pour ce que je pouvais en voir sans quitter la tiédeur douillette de mon lit, les projecteurs extérieurs n’étaient pas allumés. Une constatation qui me fit à peu près le même effet que si on m’avait jetée dans une fosse de requins affamés.
Je hais l’obscurité.
Tel un caillou propulsé par un lance-pierres, je jaillis de mon lit. En moins d’une seconde, j’étais au milieu de la pièce, une lampe torche dans chaque main, tous mes sens aux aguets.
Bon sang ! Il faisait nuit dehors, dans ma chambre, et de l’autre côté de ma porte !
— Et m… ! marmonnai-je avant de murmurer : Pardon, maman.
Élevées dans la Bible Belt, ce Sud profond qui ne prend pas à la légère les Saintes Écritures, par une mère qui avait fait sien l’adage bien connu chez nous selon lequel « une jolie bouche ne prononce pas de vilains mots », Alina et moi avions dès le plus jeune âge inventé toute une série d’équivalents pour les jurons. « Fesses » était devenu « fleurs », « m… » s’était transformé en « mélasse », « f… » avait avantageusement été remplacé par « friser », etc.
Seul petit problème : en grandissant, nous avions eu les plus grandes difficultés à nous débarrasser de ce réflexe, de sorte que nos jurons de substitution nous venaient spontanément aux lèvres dans les situations de stress, anéantissant aussitôt notre crédibilité. Des injonctions telles que « Frise le camp ou je te botte les fleurs ! » laissaient parfaitement indifférents les représentants de la faune que je croisais ces derniers temps, et mes bonnes manières sudistes n’impressionnaient que moi-même à Dublin. J’avais entrepris de réformer mes habitudes en la matière, mais les progrès étaient lents.
Y avait-il eu pendant mon sommeil une coupure de courant – ma pire crainte depuis quelque temps ? Je n’avais pas fini de formuler cette pensée que mes yeux se posèrent sur mon réveil, qui affichait l’heure – 4 h 01 – en chiffres orange vif. De plus, notai-je, confuse, le spot au-dessus de mon lit était toujours allumé.
Rassemblant mes deux lampes torches dans une paume, je décrochai le téléphone d’une main tremblante… avant de m’immobiliser, indécise. Qui pouvais-je appeler ? Je n’avais pas d’amis, ici. Quant à Barrons, même s’il paraissait avoir établi son domicile dans l’immeuble, il n’y venait que rarement, et je n’avais aucun moyen de le joindre. Et, bien entendu, il n’était pas question de téléphoner à la police.
Je ne pouvais compter que sur moi-même. Je raccrochai, l’oreille aux aguets. Le silence de tombe qui régnait dans le bâtiment éveillait dans mon imagination terrifiée les scénarios les plus angoissants. Quelle sorte de monstre se tenait en embuscade derrière ma porte ?
J’enfilai mon jean à la hâte, échangeai l’une de mes lampes contre la pointe de lance et me dirigeai à pas de loup vers le couloir.
Quelque chose de faë s’y trouvait, j’en aurais mis ma main au feu, mais de quoi s’agissait-il ? Je ne parvenais pas à en discerner la nature, le nombre ou le degré de proximité. Mes seuls indicateurs étaient le nœud qui me tordait l’estomac et une sensation de dégoût si puissante que j’en avais mal à la tête. Si j’avais été un chat, j’aurais arrondi le dos, hérissé le poil et sorti mes griffes.
Barrons me disait souvent que les perceptions des sidhe-seers s’affinaient avec l’expérience. J’avais intérêt à ce que les miennes s’améliorent rapidement, sinon je ne survivrais pas une semaine de plus. Je braquai mon regard sur la porte et songeai soudain que je devais être plantée là depuis déjà cinq bonnes minutes, à tenter désespérément de me convaincre de l’ouvrir – rien de plus paralysant que la peur de l’inconnu. J’aimerais pouvoir vous dire que le monstre tapi sous votre lit est bien moins effrayant dans la réalité que dans votre imagination, mais mon expérience tendrait plutôt à démontrer le contraire.
Je fis coulisser le verrou, entrouvris le battant le moins possible et braquai devant moi le faisceau de ma lampe, qui transperça les ténèbres.
Une douzaine d’Ombres reculèrent prestement, avant de s’arrêter, sournoises, juste à la lisière du rayon de lumière. Galvanisée par une bouffée d’adrénaline, je refermai brusquement la porte avant de pousser le verrou d’un geste sec.
Des Ombres rôdaient à l’intérieur !
Comment cela était-il possible ? Avant de monter me coucher, j’avais vérifié que toutes les lampes étaient bien allumées.
Je m’appuyai contre la porte, tremblant de tous mes membres. Étais-je vraiment réveillée ? Tout ceci n’était-il pas un cauchemar ? J’en faisais souvent ces temps-ci, et ce que je venais de voir y ressemblait furieusement. J’avais beau être une sidhe-seer, faire partie des mythiques nulls et posséder l’une des plus mortelles armes des faës, je n’en étais pas moins vulnérable contre les Unseelie, même ceux des plus basses castes. Cruelle ironie du sort…
— Barrons ? appelai-je.
Par un mystère que mon taciturne associé refusait de me révéler, les Ombres le laissaient en paix. Penser que les monstrueuses créatures avides de chair humaine évitaient avec soin Jéricho Barrons me déstabilisait profondément, mais en cet instant précis, j’aurais volontiers promis à ce dernier de ne plus jamais lui en demander la raison s’il voulait bien charger à travers la horde massée dans le couloir pour me sauver la vie.
Je hurlai son nom jusqu’à en avoir mal à la gorge, mais aucun chevalier errant ne vint à mon secours.
Si les Ombres étaient restées à l’extérieur de l’immeuble, comme d’habitude, l’aube aurait chassé ces vampires aux silhouettes d’ectoplasmes jusqu’aux recoins où ils se terraient pendant le jour, mais le ciel était si couvert que je craignais que le peu de lumière qui pénétrait par les profondes fenêtres du magasin ne suffise pas à les mettre en fuite. Au demeurant, même si l’épais manteau nuageux se dissipait pour laisser passer les rayons du soleil, la lumière du jour n’entrerait dans le rez-de-chaussée du bâtiment qu’en début d’après-midi.
Fiona, en revanche… Je laissai échapper un cri d’effroi. Fiona serait là bien avant midi ! Durant la semaine précédente, son temps de présence à la boutique s’était accru. Elle avait expliqué que la clientèle augmentait et qu’il fallait donc ouvrir plus tôt dans la journée. Arrivée à 8 h 45 précises, elle ouvrait la librairie chaque matin à 9 heures.
Il fallait que je l’avertisse avant qu’elle vienne se jeter dans la gueule du loup… ou, plus exactement, des Ombres !
D’ailleurs, maintenant que j’y pensais, elle devait savoir où joindre Barrons. Je décrochai de nouveau le téléphone et composai le numéro des renseignements.
— Adresse ? demanda l’homme.
— Toute la ville de Dublin.
Fiona devait habiter non loin du magasin. Si je ne la trouvais pas à Dublin même, j’essaierais la banlieue.
— Nom ?
— Fiona… Fiona…
Oh, non ! Dans ma panique, j’avais oublié que j’ignorais le patronyme de Fiona. Je coupai la communication en laissant échapper un gémissement de frustration.
J’étais de retour à la case départ.
Si je ne me trompais pas, j’avais deux solutions. Soit j’attendais dans ma chambre, protégée par la lumière de mes lampes torches, et je laissais les Ombres dévorer, d’ici quelques heures, Fiona et je ne sais combien d’innocents clients entrés par la porte qu’elle aurait ouverte.
Soit je me prenais par la main et j’empêchais que cela se produise.
Très bien, mais comment ?
Je ne disposais que d’une arme contre les Ombres : la lumière. Au risque de voir Barrons se fâcher tout rouge, il me restait la ressource d’incendier sa boutique. J’avais des allumettes, et je ne doutais pas que cela mettrait les Ombres en fuite. Toutefois, je n’éprouvais aucune envie de me trouver à l’intérieur du bâtiment lorsqu’il s’embraserait. Étant peu disposée à sauter du dernier étage, et ne disposant ni d’un escalier de secours ni d’une pile de draps que j’aurais pu nouer pour en faire une corde, je classai donc cette option dans la catégorie « remèdes désespérés ».
J’avais bien une autre idée, qui, je dois le dire, n’éveillait pas en moi un enthousiasme excessif. Je dardai sur la porte un regard maussade.
Le défi qui se présentait était de taille, mais avais-je vraiment le choix ?
Pour commencer, j’avais besoin de savoir comment les Ombres étaient entrées dans l’immeuble. S’étaient-elles glissées par une fente du mur dans une partie du bâtiment où un fusible avait sauté ? Étaient-elles responsables de cette panne ? Les lampes s’étaient-elles éteintes pour quelque raison inconnue ? Si ce n’était que cela, je pouvais les rallumer en progressant d’un interrupteur à l’autre, protégée par le halo lumineux de nia lampe torche.
Avez-vous déjà joué à « Gare à l’alligator » ? Quand maman était trop occupée pour faire attention à nous, c’était l’un de nos jeux favoris, à Alina et moi. Cela consistait à sauter du canapé du salon vers les beaux coussins recouverts de dentelle, avant de rebondir sur l’affreux fauteuil que Granny avait tapissé aux couleurs des rideaux, etc. Le principe du jeu était simple : le sol grouillait d’alligators, et la première qui posait le pied par terre se faisait dévorer. Il fallait donc se rendre d’une pièce à l’autre sans jamais toucher le sol.
C’était un peu la même chose qui m’arrivait maintenant, sauf que ce n’était plus un jeu. J’allais devoir me rendre du dernier étage au rez-de-chaussée en me tenant le plus possible éloignée de l’obscurité. Barrons m’avait affirmé que les Ombres ne pouvaient s’emparer des humains qu’en pleine nuit, mais cela signifiait-il qu’elles risquaient de me croquer, voire de me dévorer en totalité, si, l’espace d’une seconde, l’un de mes orteils entrait dans la pénombre ? À ce jeu-là, le risque n’était pas de me râper un genou sur la moquette ou de me faire gronder par maman… J’avais vu de mes yeux les tas de vêtements et les enveloppes humaines parcheminées que laissaient les Ombres après un festin.
Tout en frissonnant, je chaussai mes bottes, enfilai une veste par-dessus mon haut de pyjama et calai deux de mes six lampes torches dans mon jean, à la hauteur de ma taille, une devant et une derrière, l’ampoule vers le haut. J’en fixai deux autres à la ceinture élastique de ma veste, tournées vers le sol de façon à éclairer mes pieds, tout en sachant qu’elles risquaient fort de glisser au moindre mouvement un peu brusque. Mais je n’avais que deux mains, et elles étaient déjà occupées par mes deux dernières lampes. Je fourrai une boîte d’allumettes dans ma poche et glissai la pointe de lance dans l’une de mes bottes. Je n’en aurais pas l’usage contre les Ombres, mais je risquais de croiser en chemin d’autres créatures. Qui me disait que les Ombres ne constituaient pas l’avant-garde d’une armée autrement menaçante ?
Je pris une profonde inspiration, redressai les épaules et ouvris la porte. Lorsque le faisceau lumineux de mes torches troua l’obscurité qui régnait dans le couloir, les Ombres se dispersèrent dans les coins sombres.
Ces créatures ont différentes tailles et formes : certaines sont menues et longilignes, d’autres grosses et volumineuses. Elles n’ont pas de réelle épaisseur, de sorte qu’il est difficile de les voir dans l’obscurité, mais une fois que vous savez à quoi elles ressemblent, vous les localisez facilement – à condition, bien sûr, d’être sidhe-seer : certaines zones de l’espace qui vous entoure vous paraissent plus sombres, plus denses et dégagent une impression malsaine. Affamées et impatientes, les Ombres ne tiennent pas en place. Elles sont parfaitement silencieuses. Selon Barrons, elles sont tout juste dotées de sensations, mais il m’était arrivé de menacer l’une d’elles de mon poing fermé, et elle avait frémi sous l’insulte. Ce niveau-là de conscience suffit à m’inquiéter. Elles dévorent tout ce qui vit : passants, chats errants, passereaux, jusqu’aux vers de terre. Lorsqu’elles envahissent un quartier, elles en font vite une ville morte. J’ai baptisé Zones fantômes ces lieux déserts.
— Je peux le faire, déclarai-je à mi-voix. Fastoche !
Encouragée par mes fanfaronnades, je braquai mes lampes vers la pénombre et posai le pied dans le couloir.
Ce fut effectivement fastoche. Il s’avéra que le courant n’avait pas disjoncté : les lampes avaient été éteintes. J’avais commencé par progresser avec mille précautions, passant d’un interrupteur au suivant tout en jetant des regards méfiants autour de moi, puis je m’étais aperçue que les Ombres restaient obstinément hors de portée de tout éclairage direct, et j’avais pris de l’assurance.
Même dans un couloir aveugle plongé dans le noir, les torches inondaient mon corps d’une luminosité blanche qui me protégeait. À chaque lampe que je rallumais, je voyais les Ombres se tasser les unes contre les autres, si bien qu’elles furent bientôt une cinquantaine, voire plus, groupées dans l’obscurité que je chassais devant moi.
Lorsque je parvins au palier du rez-de-chaussée, j’étais plutôt fière de moi. J’aurais bientôt débarrassé le magasin de l’invasion unseelie !
Pratiquement arrivée au terme de mon périple, j’entrai dans le salon de derrière, me dirigeai vers un interrupteur placé sur le mur opposé… et stoppai net à trois pas de la porte lorsqu’une rafale chargée d’humidité souleva mes cheveux. Je braquai une torche devant moi. Une fenêtre était ouverte sur l’allée qui courait le long de la façade arrière de l’immeuble ! Les preuves s’accumulaient : les éclairages intérieur et extérieur éteints, une ouverture béante… Quelqu’un essayait de me tuer.
Je courus à la fenêtre, mais je trébuchai sur un tabouret bas qui n’aurait jamais dû se trouver là et roulai sur le sol la tête la première. Mes lampes volèrent dans toutes les directions avant d’atterrir sur le plancher, où elles tournoyèrent sur elles-mêmes en projetant d’aveuglants éclairs lumineux. Autour de moi, les Ombres bondirent tels des pigeons affolés et s’enfuirent par la baie grande ouverte, vers la sécurité de l’obscurité.
Bon débarras ! Il ne me restait plus qu’à refermer la fenêtre derrière elles, et le tour serait joué.
Je me redressai péniblement sur mes mains et mes genoux… avant de me figer, parcourue d’un frisson glacial. Je me trouvais nez à… rien avec une Ombre qui n’avait pas fui. Et pas un petit modèle, qui plus est. L’énorme créature s’était contorsionnée de façon à n’occuper que les zones sombres entre les faisceaux des torches, se faufilant telle une hydre autour des rayons projetés par mes lampes. Je refusai de songer à l’effrayante rapidité de réflexe dont elle devait être dotée pour accomplir un tel prodige. Longue d’au moins six mètres, elle s’élevait en plusieurs endroits jusqu’au plafond. Ses contours, animés d’une pulsation haineuse, se pressaient avec impatience contre les bords du champ lumineux…
Je laissai échapper un hoquet de stupeur. J’en avais déjà vu une se comporter de la sorte – tâter la lumière. Inutile de préciser que je ne m’étais pas attardée pour attendre le résultat de son examen. En mon for intérieur, je priai pour que celui-ci obtienne la plus mauvaise note, un E comme échec. Mes lampes étaient toujours éparpillées sur le plancher ; deux d’entre elles étaient braquées dans ma direction, une de chaque côté de moi. J’en étais suffisamment éloignée pour que leurs halos, en se rejoignant, m’éclairent tout entière, mais si je devais ramper vers l’une ou l’autre, le diamètre de son faisceau se réduirait à mesure que je progresserais, plongeant dans le noir une bonne partie de mon corps. C’était un risque que je refusais de courir en présence de cette Ombre gigantesque penchée sur moi, vibrante d’agressivité.
Tandis que je me recroquevillais, elle tendit vers moi de sinistres volutes, l’une en direction de ma chevelure, qu’auréolaient faiblement les torches, l’autre vers mes doigts déployés sur le plancher dans une flaque de lumière.
Je retirai ma main, saisis en hâte le paquet d’allumettes dans ma poche et en frottai une. L’odeur âcre du soufre s’éleva dans l’air humide.
Les vrilles obscures se rétractèrent.
Même si cela est difficile à affirmer à propos d’une créature qui n’a pas de visage, j’aurais juré que l’Ombre me scrutait, me jaugeait, comme pour évaluer mon degré de vulnérabilité. L’allumette que je tenais entre elle et moi se consuma rapidement. Je la laissai tomber par terre et en allumai une autre. Je ne pouvais pas ôter ma veste pour la faire brûler, car cela m’aurait obligée à laisser momentanément mes bras et une partie de mon torse dans l’obscurité. Quant au tabouret sur lequel j’avais buté, il était trop loin derrière moi pour m’être d’une quelconque utilité.
Le magnifique tapis persan sur lequel j’étais à moitié étendue, en revanche… En voyant quelques mèches rougeoyer, je soufflai avec d’infinies précautions sur les minuscules braises de l’allumette qui finissait de se consumer, dans l’espoir de les raviver.
Elles s’éteignirent.
Si les Ombres étaient capables de ricaner, celle-ci ne s’en priva pas. Je la vis se dilater et se contracter, comme secouée par un rire moqueur. Je priai pour m’être trompée. Pour que les Ombres ne soient pas capables de sentiments élaborés.
— On dirait que tu as besoin d’un coup de main, sidhe-seer !
Ces paroles, prononcées d’une voix de baryton aux inflexions sensuelles et mélodieuses, provenaient de la fenêtre. Elles furent ponctuées par un formidable rugissement de fauve.